L’intervention de M. Nouri Lajmi lors du 6ème atelier interculturel de la démocratie
L’intervention de M. Nouri Lajmi, président de la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle, lors du 6ème atelier interculturel de la démocratie tenu les 13 et 14 novembre 2018 à Tunis sur le thème «Le rôle et la place des instances indépendantes dans un état démocratique»:
Mesdames,
Messieurs,
Je tiens tout d’abord à remercier la Commission de Venise et le Conseil de l’Europe ainsi que le ministère des Affaires étrangères et notamment Mme l’Ambassadeur Sami Zouari pour l’organisation de ce 6è atelier interculturel de la démocratie à Tunis et d’avoir choisi un thème qui est au cœur de notre réflexion quotidienne sur la place et le rôle des instances indépendantes dans le renforcement du processus démocratique en cours en Tunisie.
Il faut rappeler que si les instances indépendantes sont aujourd’hui parties prenantes de cette légitimité démocratique ou encore de cet idéal démocratique dont se prévaut la Tunisie c’est parce qu’elles jouent un rôle important dans le processus démocratique en cours dans notre pays et dans son renforcement. Un rôle inscrit dans la Constitution tunisienne de 2014 et qui appelle donc les Instances, aidées en cela par les institutions de l’Etat, à garantir le déploiement d’un système démocratique opérant et œuvrer à son bon fonctionnement.
Je dois préciser qu’au cours de la première journée de cet atelier nous avons eu le privilège d’écouter des intervenants de qualité qui connaissent parfaitement les problématiques liées aux instances, à leur rôle, les conditions de leur indépendance etc.
C’est pourquoi, j’ai choisi de vous parler du rôle des instances dans la constitution de la société des égaux, un titre que j’ai emprunté à Pierre Rosanvallon qui considère « cette question dans toute son ampleur, en montrant comment c’est la panne de cette idée d’égalité qui a été un des facteurs essentiels conduisant à l’explosion contemporaine des inégalités, destructrices de la démocratie comme forme de société».
C’est là où entrent les instances indépendantes pour rétablir justement les équilibres nécessaires au bon fonctionnement de la société, jouer leur rôle de contre-pouvoir et garantir la protection des droits et libertés en posant leurs limites respectives. C’est le propre des instances de régulation notamment.
Il faut rappeler que les instances indépendantes d’une façon générale constituent un phénomène relativement récent et qui, sous des formes différentes, prend de plus en plus d’importance notamment dans toutes les sociétés démocratiques.
En Tunisie, la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 consacre un chapitre entier, le chapitre VI, à ces instances, dénommées « instances constitutionnelles indépendantes » mais la constitution n’emploie pas le terme « pouvoir » en parlant des instances. Elle consacre le chapitre III au pouvoir législatif, le chapitre IV au pouvoir exécutif, et le chapitre V au pouvoir juridictionnel.
L’article 125 dispose très clairement que : « Les instances constitutionnelles indépendantes œuvrent au renforcement de la démocratie. Toutes les institutions de l’Etat doivent faciliter l’accomplissement de leurs missions ». Donc, on voit bien que la Constitution confère à ces Instances un rôle de soutien et d’appui au processus démocratique et invite les institutions de l’Etat à les soutenir dans l’accomplissement de leur mission.
Je suis bien tenté, bien sûr de vous parler de notre expérience à la Haute instance indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) qui s’emploie depuis sa création en 2013 en vertu du DL 216 du 2 novembre 2011 à réguler le paysage audiovisuel en Tunisie, des difficultés rencontrées et des défis auxquels nous faisons face tous les jours. D’autant plus que le domaine des médias est un secteur sensible, convoité voire courtisé par les politiques notamment etc. C’est un domaine, qui fait partie, comme le souligne si bien le publiciste français Jacques Chevalier, « des domaines sensibles, qui doivent être protégés à la fois de la pression des groupes d’intérêts et de l’emprise du pouvoir politique. »
C’est dans ce sens que la Haica se doit par conséquent de garantir la liberté de la communication audiovisuelle, d’organiser l’exercice de cette liberté et accompagner la libéralisation du secteur sur la base de critères de transparence et d’équité notamment dans l’attribution des fréquences et des autorisations, le suivi et l’observation des contenus et en veillant au pluralisme et à la qualité de l’information. Sachant que les préoccupations déontologiques sont de plus en plus évidentes même dans les sociétés de tradition démocratique au vu des erreurs et des dysfonctionnements des médias : mise en scène de l’information, dramatisation, manipulation, déséquilibre au niveau du traitement etc.
Consacrer l’indépendance des médias audiovisuels par rapport aux différents pouvoirs, aux intérêts partisans et aux forces du capital et soutenir leur rôle en tant qu’espace de débat démocratique, n’est pas une mince affaire dans un contexte où l’héritage du passé pèse encore de tout son poids. Mais nous sommes confortés par la collaboration permanente qui s’est instaurée entre les différentes instances indépendantes, par nos partenariats avec les organismes professionnels et les organisations de la société civile, mais aussi par le dialogue permanent que nous entretenons avec les institutions de l’Etat.
Le secteur de la communication et de l’information, partie prenante essentielle du bon fonctionnement de la démocratie, doit pouvoir être régulé, géré et soutenu indépendamment de toute ingérence du pouvoir politique. Or, une grande inquiétude gagne aujourd’hui les instances indépendantes et la société civile, face au risque de recul au niveau de l’indépendance et de la liberté d’action des Instances constitutionnelles.
La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : Peut-on imaginer un système démocratique où les élections, la communication audiovisuelle, les droits de l’Homme, la lutte contre la corruption, l’accès à l’information et j’en passe étaient demeurés le seul apanage des gouvernants, aussi légitimes et représentatifs soient-ils ?
Non évidement. Pour Pierre Rosanvallon, auteur du livre Le bon gouvernement, « un pouvoir n’est ainsi dorénavant considéré comme pleinement démocratique que s’il est soumis à des épreuves de contrôle et de validation à la fois concurrentes et complémentaires de l’expression majoritaire. On attend qu’il se plie à un triple impératif de mise à distance de positions partisanes et des intérêts particuliers (…) d’où la place de plus en plus grande prise dans les démocraties par des institutions comme les autorités indépendantes et les Conseils constitutionnels. »
Car, ce que nous constatons aujourd’hui, c’est un renforcement du pouvoir exécutif et une prédominance des gouvernants. En Tunisie, on a fait mieux, on assiste de plus en plus à des querelles entre les deux pôles du pouvoir exécutif au sujet de leurs compétences respectives. Sans oublier que « les partis politiques sont devenus comme le note P. Rosanvallon « des structures auxiliaires des organes gouvernants, ils ne sont donc pas en position de jouer un rôle positif dans la mise en forme démocratique du rapport gouvernants-gouvernés. Et d’ajouter, c’est manifeste lorsqu’ils participent à une coalition au pouvoir. Mais cela l’est également quand ils sont en situation d’opposition et critiquent dans ce cas le gouvernement en place. C’est en effet beaucoup plus dans la perspective d’une reconquête du pouvoir que celle d’une extension des capacités des citoyens qu’ils interviennent…». Il les appelle d’ailleurs des organisations déconnectées du monde réel.
Certes, nous pouvons nous enorgueillir aujourd’hui d’avoir réussi à franchir quelques étapes dans ce tournant historique vers l’instauration d’un système démocratique et l’établissement des fondements d’un Etat de droit. Des acquis qu’il faut préserver et prémunir contre toute velléité de retour en arrière à cause de calculs politiques et d’antagonismes sur la base d’intérêts personnels ou partisans. On l’a vu ici comme ailleurs dans d’autres sociétés démocratiques, les partis politiques et le pluralisme politique ne constituent plus guère une garantie d’un fonctionnement harmonieux des institutions et du déploiement d’une vie démocratique soucieuse du bien-être des citoyens et de l’aboutissement de leur projet sociétal.
La mise en place d’Instances indépendantes et le travail déjà accompli jusque-là par celles-ci, en dépit des difficultés de parcours et des défis qui se posent encore par rapport à leur indépendance atteste du chemin parcouru dans le cadre du processus démocratique en cours. Mais, ne nous détrompons pas, le chemin est encore long et il faudra sans cesse être vigilant pour bloquer le chemin à toute tentative de dérapage antidémocratique. Et ce n’est exclusif à la Tunisie, beaucoup de pays connaissent hélas ce que l’ancien président français François Hollande a appelé récemment lors d’un débat avec l’ex président de l’Assemblée nationale française Jean-Louis Debré « le désenchantement démocratique. »
Dans la même veine le philosophe et Président de la Ligues des droits et libertés au Québec, Christian Nadeau s’interroge sans ambages dans une tribune publiée 3 novembre 2018 dans le quotidien montréalais Le Devoir, : Quel avenir de l’Etat de droit. Il s’inquiète justement, au lendemain de l’élection au Brésil du candidat de l’extrême droite Jair Bolsonaro de cet affrontement entre démocratie et fascisme. Le danger selon lui c’est que généralement « La population connaît mal les institutions nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie et de l’État de droit, ce qui les rend vulnérables. En effet, tout affaiblissement de celles-ci — par exemple par la diminution de leur budget ou de leur personnel — risque de passer inaperçu. Il en va de même pour le rôle fondamental joué par les acteurs de la société civile, comme les organismes communautaires et les organisations de défense des droits, qui représentent des contre-pouvoirs cruciaux, mais là encore méconnus et sous-financés.
En conclusion je dirais, qu’avec des institutions fortes et véritablement indépendantes, avec une société civile vigilante et déterminée ainsi que des médias professionnels et conscients de leur rôle de « chien de garde », les espoirs sont permis de voir notre démocratie, cette démocratie gouvernante se consolider et se raffermir pour garantir un véritable fonctionnement démocratique et la mise en place de la société des égaux. C’est ainsi qu’on pourra donner corps à l’idéal démocratique.
Nouri LAJMI
Président de la HAICA